Waldemar Kamer

Mises en scène d'Opéra



Notes de mise en scene

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Notre transposition d'Aida

Note pour l'équipe

“O patria ! o patria quanto mi costi !”
(Aida au début du IIIe acte, air rajouté par Verdi en 1871)

“Pace Pace / Immenso Ftah”
(Amneris couverte par le chant des prêtres, les dernières paroles de l’opéra)

“Cette catastrophe pour la France me désespère. Bien sûr l'arrogance, la suffisance et l'effronterie des Français étaient et restent insupportables. Mais la France a donné la liberté et la civilisation au monde moderne. Et si elle tombe, nos libertés et notre civilisation tombent avec elle. Nos littérateurs et politiciens louent le savoir, la culture et - Dieu leur pardonne ! - l'art du peuple vainqueur ; mais s'ils regardaient de plus près, ils verraient le vieux sang des Goths qui coule encore toujours dans ses veines. Ils verraient que ce sang est très fier, dur, impitoyable et qu'il méprise tout ce qui n'est pas germanique...
Nous n'échapperons pas à la guerre européenne qui nous engloutira. Elle ne viendra pas demain, mais elle viendra...”

C'est Giuseppe Verdi qui écrit ces lignes prémonitoires à la comtesse  Clarina Maffei en septembre 1870. Paris est assiégé par les troupes prussiennes et parmi les “prisonniers intra muros” se trouve Mariette Bey, directeur du musée du Caire, venu à Paris pour superviser la fabrication des décors et costumes de Aida. Les ouvriers sont appelés sous les drapeaux et Verdi semble le seul en ces jours de siège à se soucier de l'achèvement de son nouvel opéra. Mais pendant le remaniement du troisième acte il écrit:

“Le fait que mon opéra ne puisse pas être joué ne compte pas, mais cette guerre atroce est un vrai désastre, tout comme la suprématie que les Prussiens viennent de gagner et qui nous deviendra fatale un jour. Ceci n'est plus une guerre de conquête ou d'orgueil, mais bien une guerre de la race. Elle durera longtemps...”

Je suis persuadé qu'Aida nous dit beaucoup plus sur le climat de sa création que sur l'Egypte où l'action est censée se dérouler.

Le message de l'œuvre

Un opéra délivre généralement son “message” dans ses dernières mesures. Dans Aida nous retrouvons le “Liebestod” cher à Verdi, qui nous dit que la forme la plus élevée de l'amour ne peut se réaliser qu'après la mort de l'un des deux amants. Le thème est même renforcé par rapport à La Traviata, Le Bal Masqué, La Force du destin ou même Don Carlos, puisque les deux amants meurent ensemble pendant qu’ Amneris prie pour leur (ou la) paix. Mais sur ces dernières notes, Verdi a greffé un deuxième message, curieuse­ment peu remarqué jusqu'à présent: le dernier “pace” d'Amneris est couvert par un “immenso Ftah” des prêtres (du lointain). L'opéra, qui débute par une déclaration de guerre, se termine donc par la victoire d'un “ordre religieux”  aux fortes ambitions politiques.

Verdi n'était pas seulement profondément anticlérical, il avait une conscience politique aiguë - ses lettres le prouvent. Son rôle dans l'unification de l'Italie était non négligeable et son nom en était même devenu le symbole: VERDI = Vittorio Emmanuele Re d'Italia. Mais cet Etat créé en 1861 commençait de plus en plus à décevoir le compositeur. Son oeuvre le prouve.

L'idéalisme du choeur des prisonniers de Nabucco est désormais très loin. Trente ans après le fameux “Va pensiero” les personna­ges de Aida n'espèrent plus pour leur peuple un pays, mais une patrie idéale. Aida et Radames rêvent bien des “ciels bleus” et des “collines vertes” d'une nouvelle patrie, mais préfèrent in fine mourir que de se rendre dans ce pays représenté par un roi tyrannique. La patrie, l'étoile qui guidait les personna­ges du jeune Verdi, est désormais devenue le conflit central de l'oeuvre. J'y vois un profond pessimisme, même une résignation.

Pour atteindre cette couche psychologique de l'oeuvre, il faut débarrasser l'opéra de son costume oriental...

Les idées reçues…

Le commun des mortels voit dans Aida avant tout un grand spectacle avec des trompettes et les éléphants du fameux triomphe, puisque cette scène a éclipsé le reste de l'oeuvre... Le “péplum” a étouffé l’opéra original de Verdi. En étudiant de près la mythologie et la civilisation égyptiennes, je me suis rendu compte que le découvreur du Sérapeum de Memphis et directeur du musée du Caire, Auguste-Edouard Mariette a pris beaucoup de libertés avec l'histoire. Son synopsis pour le livret initial de Aida est délicieusement fantasque. Les pharaons n'ont jamais vécu en même temps à Memphis et à Thèbes et n'ont certainement pas mis les pieds dans un temple de Vulcain, puisque ceux-ci ont été érigés sous la domination romaine - donc après la mort de Cléopatre VII quand il n'y avait déjà plus de pharaons depuis longtemps. Les gorges de Napata se trouvent au sud de la quatrième cataracte, donc à 1000 kilomètres de Thèbes. Même aujourd'hui Amonasro aurait du mal à conduire une opération militaire en une nuit à une telle distance. Les décors se sont inspirés du Ramsesseum et du temple de Philae, alors que les costumes copiaient fidèlement la tombe de Ramses III. Les monuments sont encore aujourd'hui d'une beauté éclatante, mais - à nouveau - séparés par le désert et plusieurs dynasties.
Même la religion a été très librement traitée par Mariette: Isis n'a jamais décidé qui deviendrait général et le choix de Ftah est historiquement fort curieux. Par contre on retrouve bien les traces d'une princesse Aménardis (ou Amenirdis), fille du roi de Napata et de la déesse Shepenewpat. Mais elle était noire - comme Aida...

Ne jetons pas la pierre sur le librettiste, nos idées reçues les plus ancrées ne valent guère mieux: il n'y a jamais eu d'élé­phants dans l'armée égyptienne ! J'en conclus donc qu' un metteur en scène peut s'écarter avec la meilleure conscience du monde d'une Aida de “péplum”.

Notre transposition vers l’Italie de 1935

Aida aime l'homme qui va décimer son peuple. Pour que son conflit soit crédible, Radames ne peut pas apparaître en juppette avec des sandales et une épée. Une transposition s'impose d'emblée. Radames aurait pu être un soldat autrichien ou français qui a occupé l'Italie. Mais ceci contredirait le pessimisme que je ressens dans l'oeuvre. Ainsi j'ai choisi de faire de Radames un soldat italien qui a envahi l'Ethiopie en 1935 (et d'ailleurs joué la marche triomphale d'Aida en entrant à Addis Abbeba). L'Italie de Mussolini me paraît aussi un très bon fond pour montrer la déchéance d'un pouvoir face à un parti politique aux accents messianiques, même religieux. L'idéologie fasciste ressemble d’une manière effrayante à cette “guerre de raceque Verdi pressentait déjà pendant la composition d'Aida, cinquante ans avant l’avènement de Mussolini, 70 ans avant le déclenchement de l’offensive en Europe de l’Est de Hitler, pour assurer le “Lebensraum” du peuple aryen.

Waldemar Kamer
-------- (La production ne s’étant donné qu’aux Pays-Bas, toutes mes notes sont en allemand et en néerlandais. Le petit texte ci-dessus est extrait des indications à mes collaborateurs qui ne parlaient pas ces langues.)

LIRE le texte plus développé du programme (en néerlandais) --------