Waldemar Kamer

Mises en scène d'Opéra



Notes de mise en scène

--------

La Sonnambula, un songe d’une nuit d’été

à la mémoire de Vincenzo Bellini

Vincenzo Bellini était un homme fin, raffiné, élégant et sa Sonnambula – quand on l’entend au piano – est curieusement proche de ces longues mélodies, de ces longs cheminements de l’âme que composa Chopin. On comprend immédiatement pourquoi ces deux hommes s’entendaient si bien. Artistes acclamés, cosmopolites reçus dans les plus grands salons parisiens, ils ne se départissaient jamais d’une certaine mélancolie qui intrigua tous ceux qui les approchèrent. Une profonde solitude les environnait partout, comme un mal du pays renforcée par leurs difficultés de manier le français que nous décrit Heinrich Heine. 

Vincenzo Bellini composa La Sonnambula en 1830 au bord du Lac de Côme où il s’était rendu en convalescence quand la maladie, qui l’emportera cinq ans plus tard, l’avait frappée pour la première fois. Cette image ne m’a plus quittée : un homme de 30 ans, sachant qu’il ne vivra pas longtemps, se promenant dans les brumes en rêvant d’une vie, d’une vitalité, d’une innocence qu’il n’aura plus. L’élan est jeune, mais les couleurs sont déjà celles de l’automne – et je comprenais la fameuse “morbidezza” bellinienne.
C’est cette image du promeneur solitaire qui nous a poussés à déplacer l’action d’un “petit village en Suisse” sur “une île dans le lac de Côme”.

Cette légère transposition pourra surprendre, mais elle s’explique par la musique.
Elle est si loin de la petite auberge alpine du vaudeville initial, elle est plus romantique, et – disons le franchement – bien meilleure que le livret. Ne blâmons pas Felice Romani, puisqu’il avait travaillé sur un livret pour un Ernani enterré in extremis par peur de la censure milanaise (et qu’il proposera à Verdi 14 ans plus tard). En dernière minute on se décida de reprendre le thème innocent du dernier spectacle à la mode de Paris, le “ballet-pantomime” de Hérold La Somnambule ou l’arrivée d’un nouveau seigneur qui était une adaptation d’un vaudeville assez grivois d’Eugène Scribe de 1819. Celui-ci brodait sur le thème très répandu du “fils retrouvé” et de “la mère coupable” (comme Figaro et Marcelline chez Beaumarchais). En fin politique, Scribe a ajouté le thème qui occupa  la France de la “Restauration” : que se passera-t-il lorsque les aristocrates reviendront ? Mais Romani, probablement sur les instances de Bellini, n’a rien gardé de tout cela. Il a évité “l’esprit” si typiquement français de la comédie de Scribe où la promenade “somnambulique” de la jeune fiancée dans le lit d’un autre se termine par un gentlemen’s-agreement (Frédéric offre sa fiancée à son meilleur ami Gustave, plus au goût de la jeune Cécile). Il a rayé les sous-entendus lourdements érotiques : si le comte était l’amant de Teresa, il serait donc en train de séduire sa propre fille (une scène jugée “croustillante en diable” par la critique de l’époque). Le ballet de Hérold et Scribe était drôle et un peu irrévérencieux, le livret de Romani pour Bellini n’en est plus qu’un pâle reflet. Vidé de sa substance originelle, il devient naïf, pour ne pas dire creux.

Luchino Visconti, dans sa fameuse production avec Leonard Bernstein en 1955, s’en est sorti en traitant La Sonnambula exactement comme une action de ballet. En deuxième partie de la soirée il a donné Le spectre de la rose (de Weber) et Les suites de danse (de Tchaïkovski) où Carla Fracci portait le même corsage blanc que Maria Callas en Amina. D’ailleurs la Divine était parée d’un somptueux collier de véritables pierres précieuses pour incarner une prima donna (ou prima ballerina) qui jouait la jeune fille pure. Le décor était naïf et en carton-pâte et au finale les lustres de la Scala s’illuminaient, comme si on revivait un des légendaires concerts de la Malibran. C’était du “théâtre dans le théâtre” et apparemment splendide.

Mais aujourd’hui nous voulons rendre justice aux rêves de Vincenzo Bellini et avec la dramaturge Cordelia Dvorak nous nous sommes plongés dans ses lectures favorites. Il aimait Walter Scott, Byron, Hugo, Shakespeare et leurs héroïnes au bord de la folie. Mais La Sonnambula n’est pas Norma et Amina n’est pas Lady Macbeth ni Lucia di Lammermoor. Tout est infiniment plus léger, plus subtil, plus fragile – comme si les brumes du Lac de Côme s’étaient glissés entre les contours. Quand Bellini a découvert la musique de Beethoven, il s’est écrié “c’est beau comme la nature”. C’est cet esprit-là , où la nature a gardé tous ses mystères et tout son pouvoir d’ enchantement, que nous avons voulu retrouver. La Sonnambula n’est pas un drame ni une symphonie, mais une poésie, légère et profonde comme Les Nuits de Musset, mystérieuse comme Les Hymnes à la nuit de Novalis et envoûtante comme les Nocturnes de Chopin. Cette “folle nuit” précédant les noces est un “notturno” plein de mystères, c’est une nuit de pleine lune où nous ne sommes plus maîtres de nous-même – jusqu’à l’aube…

Et nous voudrions que cette production soit un rêve, un songe que nous rêverions tous ensemble, un moment d’enchantement où le temps suspendrait son vol, beau comme Vincenzo l’a rêvé dans ses moments de solitude au bord du lac - avec cette petite brise joyeuse qui souffle dans les songes d’une nuit d’été…  

Waldemar Kamer
--------

LIRE ce texte en italien